Se libérer

Je voudrais ici explorer diverses façons de se dégager d’une proximité trop étroite aux événements.

Se blinder : s’entourer d’une carapace destinée à résister aux agressions. Ses formes sont diverses (allant du surpoids à l’indifférence) mais se caractérisent toujours par une certaine densité supposée nécessaire. Quand je me blinde, j’évite les coups en les déviant, sur le moment même ou bien par anticipation – à la limite, je les ignore. Mais cette stratégie, qui peut sembler payante à court terme, ne l’est pas sur la durée car le blindage n’arrête pas que les coups mais aussi les échanges constructifs.

Se distraire : diriger son attention vers autre chose – activités ou pensées agréables. Quand je me distrais, je n’en oublie pas l’événement douloureux mais je l’écarte provisoirement, le temps de me ressourcer pour être en mesure de l’affronter plus sereinement. Dans un tel contexte, la distraction n’est pas cet égarement fustigé par les moralistes, mais bien au contraire l’affirmation d’un élan de vie qui sait faire feu de tout bois en vue d’un futur meilleur.

S’en laver les mains : l’exemple princeps en est Ponce Pilate, présenté comme ayant laissé pourrir une situation relevant de sa responsabilité plutôt que de l’affronter. Faire comme si un événement qui m’affecte douloureusement ne me concernait pas, ce serait m’en laver les mains. Loin de constituer l’amorce d’une solution, ce serait un mensonge, éphémère et improductif.

Traiter par le mépris : j’ai souvent constaté que ceux qui traitent leurs maux par le mépris le revendiquent avec fierté, comme pour affirmer leur supériorité face à la maladie, au mal ou au malheur, même s’ils n’en sont pas vainqueurs. Ils détournent la tête de la situation qui leur pèse (premier mouvement du processus de distraction) et croient qu’en leur absence, elle disparaîtra d’elle-même. Posture arrogante qui implique le remplacement d’une réalité par une illusion.

Relativiser : lorsque je suis aux prises avec des difficultés inextricables, il ne manque pas de belles âmes pour me recommander de les relativiser. L’intention est louable et la démarche semble à portée de main. Oui mais comment le faire ? Relativiser en général est impossible : penser aux malheurs du monde ne m’aidera pas à résoudre les miens. Mais si je me souviens de mes difficultés passées plus importantes que les actuelles et surmontées avec succès, peut-être serai-je en mesure de relativiser celles-ci.

Prendre de la hauteur : cette image parlante nous invite à visualiser un oiseau prenant son envol et gagnant en hauteur… jusqu’en plein ciel où il semble planer légèrement, loin des aspérités de la terre ferme, dont il a une vue plus globale. Face une situation où je suis « le nez dans le guidon », puis-je prendre exemple sur l’oiseau et tenter de m’élever, non pas au ciel des illusions mais à un niveau méta qui me permettrait de mieux distinguer l’essentiel de l’accessoire ?

Méditer : revenir au souffle de vie qui m’anime ; un cycle respiratoire après l’autre ; régularité ; renouvellement vital ; recentrage perceptif, émotionnel, notionnel. L’étau se desserre ; liberté.

 

 

 

Écouter

« Écouter autrui, c’est le faire exister. »* Cette remarque fondamentale a pour corollaire la suivante : ne pas écouter autrui, c’est lui dénier l’existence.  Il y a diverses manières de ne pas écouter autrui : stratégies directes – se boucher les oreilles (les enfants le font souvent), détourner la tête, raccrocher le téléphone brusquement ou ne pas répondre à un courrier ; ou indirectes – faire semblant d’écouter ou écouter de travers (entendre ce que l’on veut entendre).
Est-il possible de bien écouter autrui si l’on ne s’écoute pas soi-même, autrement dit sans être attentif à sa voix intérieure, celle qui sait ? Et s’écouter soi-même, est-ce aussi se faire exister ? C’est en tout cas la possibilité de se donner à la fois une attente (que ma voix intérieure veuille bien s’exprimer) et un sentiment de plénitude (si cette voix a répondu à mon attente).

Toute prière contient une demande d’écoute, explicite comme dans « Écoute notre voix » ou « Écoute Israël », mais le plus souvent implicite. Dans la supplication, la louange ou la bénédiction, l’adresse à Dieu porte en elle l’espoir de son écoute. Celui qui prie peut avoir l’impression que cet espoir est exaucé, ou qu’il ne l’est pas, mais jamais qu’il a été trompé au sens où Dieu aurait seulement fait semblant de l’écouter.

Par ailleurs, l’espoir de cette réponse divine, qu’il soit clairement exprimé dans la supplication ou sous-entendu dans la louange ou la bénédiction, constitue en soi une préparation à l’écoute, tout aussi importante.
* Charles Juliet, Accueils (Journal IV, 1982-1988), P.O.L.

 

 

 

Lâcher prise

« Ne pas mentalement s’emparer de ce que la vie nous accorde. Accepter de ne rien retenir. Et lorsque la mort se présentera, nous consentirons en douceur à tout abandonner. »* Théoriquement, il existe deux façons de suivre cette recommandation : la première consiste tout d’abord bel et bien à s’emparer de ce que la vie nous accorde, puis à s’en dessaisir au prix d’un réel effort. C’est la voie commune et méritante des chercheurs d’intériorité. La seconde consiste à ne rien retenir d’emblée, mais je ne suis pas certaine qu’elle ait jamais été suivie, même par les plus grands saints…

 

* Charles Juliet, Accueils (Journal IV, 1982-1988), P.O.L.

 

 

 

Être à sa place

« Quand on est à sa place, les problèmes sont résolus en même temps qu’ils sont posés. »*

Si ma place est simplement le lieu où je me tiens, je ne peux pas ne pas être à ma place : mon corps occupe une certaine portion d’espace qui est sa place, à lui et à lui seul. Oui mais pendant ce temps, mon esprit peut être ailleurs – notamment quand je sens que « je ne suis pas à ma place » justement. Alors si je dis que je suis à ma place, c’est pour indiquer que j’y suis tout entière et que cette place n’est pas que d’ordre spatial. Je suis à ma place quand je suis en mesure d’agir conformément à mes besoins, mes désirs et mes valeurs ; je suis à ma place quand je n’occupe pas (ou ne cherche pas à occuper) celle de quelqu’un d’autre. Quand je suis à ma place, je le sais.

 

* François Roustang, Le secret de Socrate pour changer la vie (Odile Jacob Poche, 2011).

 

 

 

Cueillir, recueillir, se recueillir

Recueillir : rassembler ce que l’on a cueilli pour en faire une composition (bouquet, recueil).

Se recueillir : rassembler consciemment certaines parties de soi-même.

Qu’est-ce que je rassemble vraiment de moi quand je me recueille ? Et qu’est-ce que je laisse de côté ?

 

Temps de la cueillette, temps du recueillement : la durée de la cueillette comme celle du recueillement sont dictées par l’abondance de ce qui est à cueillir ou par l’état d’esprit de qui se recueille.

Le temps de la cueillette est périodique, celui du recueillement inassignable, bien que favorisé par certaines circonstances : le silence, la présence dans un lieu de culte ou d’étude.

Divers recueillements : prière individuelle ; concentration avant un effort ; évocation silencieuse d’un être aimé (vivant ou disparu).

 

Les rapports entre le recueillement et l’épochê sont asymétriques : le recueillement peut conduire (conduit toujours ?) à la suspension du jugement (épochê). Celle-ci peut à son tour renforcer un état de recueillement mais n’en constitue pas l’origine première.